Les Européens d’Australie et leurs musiques :
expériences sur le terrain à la recherche d’une méthodologie
(Conférence pour l'Université de Montréal - Novembre 2008)


Introduction

Si je commence par vous dire que je viens d’avoir 60 ans cet été, vous allez sans doute penser que cette information anodine n’a rien à voir avec le sujet que j’ai choisi pour m’entretenir avec vous, ni avec la recherche et encore moins avec les questions de méthodologie. Et pourtant, c’est tout le contraire… mon âge est totalement lié à toutes ces questions. Laissez-moi vous dire pourquoi.

Il y a déjà quelques années, alors que je commençais à m’approcher de l’âge mûr, j’ai commencé à réaliser que certains avantages n’étaient pas sans accompagner cette progression… certains d’entre eux étant d’ailleurs assez remarquables. Si j’avais su, j’aurais essayé de vieillir un peu plus tôt et un peu plus vite!  

Pour tout vous dire, quelqu’un d’âgé donne plus facilement l’impression que l’on peut compter sur lui; et trouve plus facilement du soutien pour des projets qui, s’ils avaient été formulés par une personne plus jeune, auraient été critiqués pour leur ambition excessive, l’absence d’objectif et la faiblesse de leur méthodologie.

En d’autres termes, à un moment donné, j’ai réalisé que je pouvais profiter de mon âge, et du fait que certains avaient l’impression que j’étais quelqu’un de sérieux – pour trouver du soutien financier et universitaire pour une aventure, une forme de travail sur le terrain qui ressemble plus à une promenade qu’à une exploration systématique.

Partie I : Des idées, peut-être un peu folles, sur la musique et l’immigration

Oui, cette aventure est née d’une idée peut-être un peu folle, au sujet des recherches sur les musiques des migrants, recherches qui représentent, à juste titre, un thème pertinent pour l’ethnomusicologie contemporaine. Et pourtant, il me semble que ce thème a encore plus d’importance pour l’étude des cultures musicales en général que nous ne le pensons habituellement. En fait, je crois que nous ne connaissons pas assez bien une personne, une culture ou même une culture musicale, jusqu’à ce que nous voyons sa réaction à l’expérience de la migration. Par exemple, la manière dont une culture musicale réagit à cette expérience nous éclaire sur la disposition de ses membres à s’intégrer dans une société différente.

Prenons l’exemple d’une recherche sur les traditions musicales de Malte. Par où commencer? Mais par Malte bien sûr! Mais pas seulement. Pourquoi? Parce que la musique sur l’île de Malte n’est confrontée à aucune concurrence. De la même manière que nous ne connaissons pas le vrai caractère d’une personne avant de la voir dans une situation de conflit d’intérêt avec d’autres personnes, nous ne connaissons pas assez une culture jusqu’à ce qu’elle soit confrontée à de la concurrence, peut-être à de la discrimination et même du mépris ou à un manque de respect. En d’autres termes, même s’il est logique que les cultures soient examinées tout d’abord sur le territoire et l’environnement dans lesquels elles se sont développées, certaines de leurs attitudes les plus ancrées ne font surface que lorsqu’on les observe dans une situation de transplantation. Laissez moi insister et reformuler de nouveau ma pensée : les groupes immigrants révèlent souvent des aspects de leur culture d’origine qui ne sont tout simplement pas visibles dans leur pays d’origine. Pourquoi? Parce que les immigrants se trouvent dans une situation dans laquelle les formes traditionnelles de comportement sont mises à l’épreuve du nouvel environnement – situation dans laquelle les choix qui s’offrent à eux sont habituellement soit de les abandonner soit de les adapter. C’est dans ces moments là que l’immigrant réalise quels sont les éléments de sa culture d’origine qu’il considère comme essentiels (c’est à dire, les éléments avec lesquels il n’est pas prêt à faire des compromis), et quels éléments sont, au contraire, négociables.1

On trouve, bien sûr, des cas où les formes traditionnelles de comportement sont fortement mises à l’épreuve même dans leurs pays d’origine (modernisation, contact avec d’autres cultures, etc). Dans les cas extrêmes, une société dans son ensemble peut en arriver à substituer un système musical par un autre (la Corée a adopté complètement la musique occidentale, et cela n’a pas l’air de faire du tort au sens identitaire de ses habitants). Les adolescents européens qui sont politiquement à gauche et résolument anti-américains écoutent tout de même la musique rock et pop américaine – ils ont adopté la musique américaine comme une part de leur propre identité. Mais c’est souvent au sein de la population immigrante que ce type de défi et d’adaptation doivent être confrontés au quotidien, dans la musique comme dans tous les autres aspects du comportement humain.


Partie II : En route pour l’Australie!

J’ai toujours pensé que l’Australie serait l’endroit idéal pour étudier ce genre de dynamique musicale. Et je voulais vraiment y aller, et voir ce que je pouvais y observer et y trouver. Je ne suis plus tout jeune, j’ai l’air sérieux et j’ai bien quelques écrits à mon actif… quoique mes projets n’étaient pas encore très définis, j’ai trouvé du soutien pour cette aventure. L’agence gouvernementale suisse Pro Helvetia m’a donné de l’argent, Monash University à Melbourne m’a également financé et m’a accueilli deux fois, et en début d’année prochaine, l’Australian National University à Canberra m’aidera à continuer mes recherches.

Comment m’y suis-je pris une fois sur place? J’ai contacté un grand nombre de personnes ayant des racines dans divers pays européens et je leur ai posé des questions sur leurs souvenirs, activités et goûts musicaux. J’ai aussi participé aux occasion ou il se réunissent pour faire de la musique. Je vous donne quelques idées.

Part example, retournons un instant à Malte et auprès des Maltais. Ils ont dans ce pays un type de chant vernaculaire très vivant. On l’appelle « Ghana spirtu prontu » : il s’agit d’un type de chant qui demande une capacité instantanée à la réponse, et qui comporte des duels de rimes improvisées, que l’on pourrait comparer un peu à la musique rap. Ce type de musique est idéal pour un environnement social cohésif de personnes qui se connaissent bien, et qui comprennent facilement l’humour au dépend de certains d’entre eux. Si l’on n’a pas ce type d’environnement social, cela ne fonctionne pas vraiment.

Comme par hasard, des groupes de Maltais en Australie font revivre ce type de chants. Je me demande bien pourquoi? Les motivations peuvent être remarquablement différentes : on trouve parfois un attachement tenace et une nostalgie pour le pays d’origine (menant souvent à des formes de survie marginale), ou un désir de récupérer une tradition presque oubliée (et alors du revival, reconstruction et, parfois, maniérisme), ou la volonté de s’acclimater (des fusions et des hybridations diverses peuvent alors avoir lieu). Dans le cas du chant Ghana des Maltais, ce pourrait être le désir de reconstruire un réseau de relations sociales entre des compatriotes qui n’a aucun équivalent dans la société australienne, et les chants Ghana peuvent aider à atteindre ce but. Il s’agit de musique à consommer en privé, entre membres de cette culture, car si au contraire, ces chants étaient présentés lors d’un festival, ils pourraient être transformés, dans le but de les rendre attrayante aux tiers. C’est ce que font certains groupes d’autres pays. En effet, le contenu et l’intention du comportement musical que l’on trouve chez les immigrants pourrait être difficilement plus divers. Le cas des suisses allemands me vient à l’esprit.


Partie III : Les Suisses, pourquoi pas…

Les Suisses allemands de Melbourne écoutent souvent leur propre schweizerische Volksmusik. Il s’agit d’un genre de musique populaire qui pour la Suisse allemande, la Bavière et l’Autriche est l’équivalent de la musique Country. Singulièrement, ils ont appris à jouer cette musique sur place, ça veut dire en Australie; cette même musique qu’ils avaient rejetée comme étant la musique de leurs parents, du temps de leur jeunesse, en Suisse, lorsqu’ils se sentaient attirés par les Beatles et les Rolling Stones. Mais rien dans leur comportement d’aujourd’hui ne trahit leur intention de passer ce goût pour la musique traditionnelle suisse à leurs enfants, musique qu’ils ont eux-mêmes mis du temps à apprécier. Rien dans leur attitude ne révèle quelque regret que ce soit quant à la possibilité que cette musique pourrait un jour être oubliée. N’est-ce qu’une coïncidence si la communauté suisse allemande est si bien intégrée dans le tissu social de l’Australie? En fait, les Suisses allemands de Melbourne n’expriment jamais le désir de retourner dans leur pays d’origine. Ce qui n’est pas le cas pour d’autres groupes – les Italiens, par exemple.        

Partie IV : Comparer des pommes avec des oranges

À quoi sert donc ce que je fais? Peut-on vraiment comparer un groupe immigrant avec un autre, et comment? Tellement de facteurs entrent en jeu : la distance géographique et culturelle, la taille de la communauté, la structure générationnelle, les raisons du départ du pays d’origine, les vagues successives d’immigration, la politique culturelle du pays d’origine concernant le contact qu’il garde ou non avec ses citoyens vivant à l’étranger, l’éventuelle facilité et la fréquence des visites à la maison, etc.  Et pourtant, en fin de compte, lorsque l’on observe les Maltais, les Suisses, les Arméniens, les Grecs et les Francophones de diverses nationalités, on ne peut pas s’empêcher de voir que ces groupes n’ont pas les mêmes attitudes quant à leur adaptation et intégration dans l’environnement australien. Même si la tâche de comprendre ces attitudes au travers de la musique peut paraître décourageante, les villes cosmopolites la rendent un peu plus abordable. Prenons l’exemple de Melbourne, ville dans laquelle à peu près cinquante groupes nationaux ont décidé de s’installer, et bien, Melbourne nous offre la possibilité d’observer les stratégies que les communautés de toutes origines mettent en place afin d’affronter fondamentalement le même défi : s’adapter au même environnement urbain. Cela rend l’observation comparative, sinon simple, au moins pas tout à fait impossible, comme le serait la comparaison des Italiens d’Argentine aux Pakistanais de Londres. Et à peu près chaque groupe d’immigrants vivant à Melbourne organise des événements musicaux qui sont conçus pour mettre en valeur la musique qu’ils avaient l’habitude d’écouter et de jouer avant d’arriver en Australie. Et à peu près tous les groupes démontrent, et je pense ici aux immigrants de première génération, divers degrés d’appréciation pour la musique qu’ils trouvent en Australie. Ceci ouvre également un champs d’observation assez attrayant.

Cette dernière remarque me rappelle d’ailleurs la vieille histoire de Ishi, cet Autochtone de Californie, dernier survivant de la tribu des Yahi, découvert en 1911, et étudié par les anthropologues Alfred L. Kroeber et Thomas Talbot Waterman. Ishi était, littéralement, le dernier d’une tribu « perdue » qui, un beau jour, est tombé nez à nez avec la Californie du vingtième siècle.2 Ce que je trouve fascinant dans cette histoire ce n’est pas tant le témoignage d’une culture perdue qu’il nous a donné, mais la manière dont il a réagi à la vie de l’Amérique du début du vingtième siècle. Et c’est là que Kroeber et Waterman ne me renseigne pas sur ce que j’aurais aimé le plus apprendre. Ils ont essayé de transcrire les chansons qu’il connaissait, mais ils n’ont pas essayé de mesurer ses réactions par rapport à la musique américaine de l’époque. Cela aurait été pourtant tellement intéressant.       


Partie V : Aidez-moi si vous pouvez!

Plus j’avance dans ce projet (même si jusqu’à présent, je ne peux rien prouver), plus il me semble que les pratiques et les goûts musicaux (et leurs changements au fil du temps), aident à mesurer la facilité ou la difficulté pour ces immigrants à trouver un équilibre entre l’assimilation et la cohabitation, et le maintien d’un nombre suffisant de traits culturels qui donnent de la valeur à leur origine nationale, de sorte qu’ils sont fiers de s’y identifier. Je suis convaincu que le comportement musical est étroitement lié au sentiment qu’on les gens envers la personne qu’ils sont aujourd’hui et celle qu’ils étaient hier. Par exemple, il n’est pas rare que les gens qui étaient indigents dans leur pays d’origine ne souhaitent pas se rappeler de grand chose de leur vie passée une fois qu’ils trouvent un nouveau chez eux à l’étranger – en particulier les chants traditionnels attachés aux souvenirs de dur labeur et de famine.

À travers la musique, que ce soit en jouant ou en participant, les gens démontrent, parfois de façon ostentatoire, leur sens d’appartenance à une culture, une nation, un groupe ethnique ou social donnés. À travers la musique, les gens clarifient envers eux-mêmes qui ils sont, ou qui ils pensent être, ou qui ils pensent qu’ils devraient être. Et dans les situations de conflit, le point jusqu’au quel les parties opposées veulent bien écouter la musique de l’autre nous renseigne sur la profondeur de leur inimitié.

Nous savons tous que souvent plusieurs personnes se réclament de la même musique, de la même performance ou du même répertoire. Cela veut sans doute dire quelque chose. Une structure de son donnée peut certainement être compatible avec les habitudes de perception de plus d’une culture.  Et chacun associe à ces sons leurs propres souvenirs, sentiments, attitudes. En d’autres termes : les chants peuvent être partagés ou ils peuvent être réclamés comme leur appartenant par plusieurs personnes en même temps; particulièrement par des groupes ou des cultures qui sont fondamentalement similaires. Mais différents groupes peuvent également réclamer la même musique comme la leur, et maintenir que toutes les autres cultures qui font cette musique, ne sont que des « dérivées », alors que la leur est « originale ».3 Ou alors, lorsque la musique est partagée, la raison pourrait être de s’identifier à un groupe plus large. Dans l’ex-Yougoslavie, les étrangers se rendaient compte souvent qu’en Croatie et en Slovénie les gens semblaient beaucoup plus au courant de la musique populaire occidentale qu’en Serbie ou en Macédoine – probablement un indicateur d’ouverture.

Si nous regardons autours de nous, les exemples ne manquent pas sur la complexité des structures identitaires exprimées au travers du comportement musical. En Anatolie, il existe un genre très spécial de popular music, appelé arabesk. Mais Martin Stokes nous raconte que les gens l’écoute même au Liban ou en Égypte. Et arabesk a des points commun avec le rock mizrahi en Israel et le rebetiko en Grèce. Ça vaut la peine d’y penser. Peut-être il n’est pas exagéré de dire que si on veut vraiment savoir comment les gens se sentent et comment ils considèrent leurs voisins, ce serait sans doute une bonne idée d’écouter leur musique. La musique que les immigrants trouvent dans leur pays d’accueil est-elle plus facilement acceptée lorsqu’ils font preuve d’un fort désir d’appartenir à un nouvel environnement? Je pense que oui. Est-ce que ce que l’on appelle la « survie marginale » exprime un fort attachement au passé. Je pencherai pour le oui également. Mais bien sûr, il faut bien se garder de ne trop simplifier, chaque cas est un peu différent et notre compréhension de la migration, malgré toute l’encre qui a été versée sur la question, n’est pas encore très développée.  

La grande communauté turque de Melbourne peut se payer des programmes de télévision et des concours dans lesquels les jeunes gens démontrent leur talent en interprétant des chansons traditionnelles. Les Arméniens organisent des événements dans lesquels leur culture nationale est célébrée, avec une atmosphère quasi religieuse. Au contraire, lorsque les gens originaires des îles Cook organisent des événements de danse et de musique, l’atmosphère est décontractée et informelle. Tout le monde dans le public, jeunes et moins jeunes, sont invités à se joindre aux célébrations, peu importe leur nationalité d’origine. Tout le monde peut participer et devenir un Cook Islander le temps d’une soirée.

L’énorme communauté italienne de Melbourne est assez nombreuse pour faire vivre des journaux, des magazines, des stations de radio ainsi que des magasins de détail spécialisés dans les vidéos, les CD et les DVD de musique italienne. À Melbourne, dans les magasins de musique, on peut facilement trouver, non seulement de la musique italienne courante mais également des sous-genres que l’on ne trouve que dans les différentes régions en Italie et même de la musique qui est maintenant tout à fait démodée et à peu près oubliée. C’est vraiment fascinant.

Toutes ces réalités n’attendent qu’à être étudiées. Idéalement, c’est d’une de manière comparative qu’il faudrait le faire, et c’est au juste ça qui brille par son absence dans tout ce qui a été écrit sur la question.

Je doute fort qu’une méthodologie adéquate puisse être inventée dans le confort d’un bureau. Cette méthodologie doit venir du contact avec ces réalités fascinantes et du contraste qu’elles offrent : alors que certains, lorsqu’ils entendent la musique de leur pays d’origine sont émus et pleurent, d’autres rient et dansent. Voilà pourquoi, tant que j’obtiens du soutien, je continuerai de recueillir des expériences de cette sorte et je continuerai de chercher le moyen de comprendre cette image qui ne fait que s’agrandir. Mais cela ne veut pas dire que je n’ai pas besoin d’aide. Au contraire, j’ai besoin de toute l’aide que je peux recevoir. Si vous avez des idées, des suggestions, des commentaires – que ce soit maintenant, demain ou dans un an, s’il vous plait – contacté moi. Le professeur Desroches et le professeur Nattiez vous diront où me trouver.